Le supplice de la vérité





Ceci est une histoire vraie. D’ailleurs, puisque c’est moi qui vous la raconte, vous avez encore plus d’intérêt à y croire. Pourquoi vous mentirais-je ? Que me rapporterait une si vile initiative ? L’histoire se passe à Port-au-Prince, en l’an X de notre ère - L’ère chrétienne était déjà abolie. Ce que je vous rapporte là, est écrit noir sur blanc, page 6/dossier 117-cc/classé/an X.

Le procès-verbal n’a pas pu rester à l’état d’origine (il est vieux de plus de 500 ans), mais on peut quand-même - avec une loupe et une torche - arriver à déchiffrer ce qui a été griffonné dessus. L’entête, complètement détruite, on arrive seulement à lire au-Prince, année X. Mais, je vous jure, l’histoire est vraie. Elle m’a été racontée par une personne très respectée dont je m’abstiens de dévoiler le nom. Il lui a fallu une lampe et une torche pour la lire. Je vous la rapporte telle quelle. Alors, point n’est besoin de vous redire que c’est la vérité pure et dure.

Quatre hommes étaient attendus au tribunal de conversion* de Port-au-Prince, m’a rapporté ma source, qui est l’actuel secrétaire des archives au tribunal. Le gouvernement de l’époque ne supportait guère le faux. Ils étaient tous accusés d'un quelconque faux, sans doute. Il était tombé sur ce document, visiblement une feuille de papier 8’’/11, blanche à l’origine, un jour qu’il était en train de recycler les vieux dossiers du bureau des archives. C’est lui qui l’a classé à la page 16 du dossier 117, section cc, de l’année X, c’est ce qu’il m’a dit en tout cas, et puisque c’est une personne digne de confiance, je le crois sur parole. De ces quatre hommes, seulement trois étaient présents : Le politicien, l’imposteur et le profane. Le prestidigitateur avait certainement trouvé un moyen de contourner l’attention des gardiens du tribunal. Personne ne remarqua son absence et tout le monde croyait qu’il était là, mais en fait, personne ne put prouver son absence, encore moins sa présence. Il n’était pas là, mais formellement on ne put pas dire qu’il était absent non plus. Les deux cases (présent et absent) ont toutes deux été cochées et une annotation similaire à l'explication précédente a été faite dans la marge gauche de la page.

On faillit ne pas avoir remarqué l’imposteur et certainement, vous savez pourquoi. Le politicien, lui, arborait son air hautain habituel. Il était en smoking et lançait ses promesses aux deux côtés de l’allée de la grande salle. Le profane, là, arrogant, lançant sa science à tout bout de champ : « Ces vieux vestes indiens, il est frais, comme un hareng ! (sic)», fit-il. Assurément, il parlait du politicien qui montait alors sur l’estrade. Mon ami, le secrétaire des archives ne pouvait retenir son rire lorsqu’il me racontait ce passage.

Certains pourraient se demander de quoi le profane était-il reproché. En effet, pour un profane, il était bavard, trop bavard. Il connaissait tout, partageait son opinion sur tout. D’aucuns dirent que certainement, il y eut deux imposteurs à la barre, ce jour-là. Ces derniers propos sont notés parmi les commentaires au verso de la feuille, certainement par les jurés. Les commentaires étaient paradoxalement plus visibles, souligna mon ami l'archiviste.

Le juge prononça ainsi la sentence : « Supplice de la vérité pour les trois accusés ! », que mon ami, prenant cette posture rectiligne habituelle des juges, prononça dans une voix nasillarde.

Aucune description de l'audience n'a été faite dans le procès-verbal, malheureusement regrettait mon ami le secrétaire*.

Seul l’imposteur purgea sa peine, il prit un chapeau d’avocat qu'il arbora ad vitam aeternam.

Le politicien alla en appel et exigea la peine capitale à la place.

Le profane fut envoyé à l’asile. Son trouble : il ne pouvait discerner le vrai du faux et faisait trop confiance à son instinct pour déverser ses propos. Le dossier rapporte qu’il fut assigné à lire 10 pages par jour. Personne ne sait s’il eut recouvré la santé de même que personne ne sait ce qu’est devenu le prestidigitateur…


  1. On disait "de correction" dans l'ère chrétienne.
  2. La même personne. Il est secrétaire des archives, donc secrétaire et archiviste. Il en occupe la double fonction.

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